Tradition, transmission… et dérives : où vont les arts martiaux chinois ?
Publié le 7 Juin 2025
Tradition et modernité : est-ce vraiment le sujet ?
Dans l’univers des arts martiaux chinois, certaines questions reviennent avec insistance, comme des repères censés orienter la pratique :
Est-ce traditionnel ? Est-ce moderne ? Est-ce authentique ? Est-ce conforme ?
Ces interrogations, légitimes en apparence, traduisent souvent un besoin de trancher, de classer, de se rassurer. Elles enferment la pratique dans des cadres rigides, où la forme prime sur l’intention, et où l’ancienneté est confondue avec la profondeur.
Aujourd’hui, il suffit parfois d’un détail technique, d’un mot, d’un nom de posture prononcé différemment pour que l’on soit jugé trop "moderne", pas assez "pur", ou soupçonné d’avoir "modifié" ce qui devait être transmis tel quel.
Mais derrière ces jugements rapides se cache une question plus essentielle :
Qu’est-ce que nous appelons réellement "tradition" ?
Et à quel moment une pratique cesse-t-elle d’être authentique ?
Car si l’on y regarde de plus près, l’opposition entre ancien et moderne ne résiste pas à l’examen. Ce qui semble "traditionnel" aujourd’hui a souvent été, hier encore, une évolution. Et ce que l’on taxe de "moderne" est parfois l’expression fidèle d’une compréhension profonde, mais peu connue, de la tradition elle-même.
C’est cette logique d’opposition — devenue trop familière dans nos milieux — que nous souhaitons ici interroger.
Une époque avide de catégories
Aujourd’hui, les lignes de fracture se multiplient. Tout est divisé, comparé, classé :
- Traditionnel (传统 chuántǒng) contre moderne (现代 xiàndài)
- Kung-fu contre Wushu
- Transmission contre compétition
- Interne (内家 nèijiā) contre externe (外家 wàijiā)
Ce besoin de binarité n’épargne plus les cercles d’étude. Là où il y avait autrefois dialogue, écoute et nuance, se dressent aujourd’hui des murs identitaires. On ne cherche plus à comprendre. On cherche à désigner. À valider ou à disqualifier.
Pourtant, les maîtres d’autrefois n’enfermaient pas leur savoir dans de telles oppositions.
L’interne et l’externe coexistaient, en complémentarité. Le travail énergétique préparait le geste martial. Le souffle nourrissait la force. Les styles évoluaient au fil des corps, des nécessités, des transmissions. Ils vivaient, tout simplement. Et dans cette vie, il n’y avait ni rupture, ni trahison.
« 师父领进门,修行在个人。 »
Le maître ouvre la porte, mais c’est à chacun de cheminer.
Une tradition vivante, pas figée
À l’École Bái Lóng, l’attachement à la tradition est réel. Il est revendiqué. Mais il ne s’agit pas d’un attachement nostalgique, ni d’une reproduction mécanique. Les styles que nous transmettons sont issus d’anciens courants du sud de la Chine, longtemps préservés dans des cercles restreints. Ils ont traversé le temps en se transformant, parfois discrètement, parfois avec audace. Et cela ne les rend pas moins authentiques. Bien au contraire.
Lorsque les premières formes de Taiji Quan furent codifiées au XXe siècle, elles avaient déjà été simplifiées, adaptées à un public plus large. Pourtant, elles sont désormais perçues comme des archétypes de la tradition. Ce que l’on considère comme ancien n’est, souvent, que le fruit d’une construction récente.
Ce paradoxe devrait suffire à nous alerter : la tradition n’est pas dans la forme figée, mais dans l’esprit qui la traverse. Ce n’est pas l’ancienneté qui donne du poids à un geste, mais la manière dont il est habité, compris, incarné.
Ce qui interroge
Ce qui nous interroge, ce ne sont pas les évolutions techniques.
Ce sont les jugements prématurés.
La réduction de la complexité à des slogans.
Le glissement de la pratique vers l’idéologie.
Pourquoi faudrait-il qu’une variation sincère soit vue comme une trahison ?
Pourquoi certaines lignées seraient-elles jugées légitimes, et d’autres suspectes ?
Pourquoi la forme primerait-elle systématiquement sur le sens ?
Ces dérives alimentent des tensions déjà anciennes au sein des institutions martiales. Elles créent des fractures inutiles. Et elles détournent du véritable enjeu : la transformation du pratiquant à travers la pratique.
« 传不习,不传。 »
Ce qui n’est pas pratiqué ne peut être transmis.
Humilité et transmission : une posture essentielle
S’il est une vertu fondamentale que la pratique martiale devrait cultiver, c’est bien l’humilité. Et pourtant, dans le paysage martial contemporain, le manque d’humilité est souvent flagrant.
On observe, parfois, une course aux titres, aux diplômes, aux filiations affichées. Certains revendiquent une légitimité par le seul nom d’un maître ou par une supposée lignée directe — comme si cela suffisait à garantir la profondeur de leur pratique.
Mais peut-on vraiment parler de tradition lorsqu’on répète sans comprendre ?
Peut-on se dire fidèle à un style tout en rejetant tout ce qui s’en écarte ?
La tradition ne s’enseigne pas sans conscience. Et la conscience ne se développe pas sans doute. Transmettre, c’est aussi continuer à apprendre. Rester élève, même quand on enseigne. Chercher encore, même quand on sait. C’est là, sans doute, le fondement de la posture martiale.
谦逊 (Qiānxùn) – Humilité : reconnaître ses limites, écouter avant de parler, rester en chemin.
Ce que signifie « traditionnel »
Le mot « traditionnel » est souvent utilisé à tort comme un gage de qualité, une preuve d’authenticité. Mais dans notre perspective, il désigne quelque chose de plus exigeant :
- un respect sincère des enseignements reçus ;
- une transmission fidèle, mais lucide et adaptée ;
- une unité cohérente entre les dimensions martiales (武术 wǔshù) et énergétiques (气功 qìgōng) ;
- un refus de la simplification commerciale, sans tomber dans un conservatisme rigide.
Une tradition qui refuse de se questionner devient dogme.
Une pratique qui se ferme à l’évolution devient coquille vide.
La fidélité véritable, c’est celle qui préserve le feu, pas les cendres.
Changer de question, retrouver le sens.
Face à la tendance actuelle de certaines institutions à vouloir classer les arts martiaux chinois dans deux grandes familles (d’un côté les styles dits « traditionnels », de l’autre des formes modernes standardisées ), il est essentiel de rappeler que la richesse de ces arts tient justement à leur diversité.
Même si juger devient alors plus complexe, cette complexité est une force. Elle reflète la vitalité, la créativité, les héritages multiples qui constituent le cœur vivant des arts martiaux chinois.
Réduire cette diversité au nom d’une plus grande lisibilité ou d’une meilleure efficacité en compétition reviendrait à sacrifier ce qui fait toute la profondeur, toute la saveur de cette culture martiale plurielle.
Préserver cette richesse, c’est préserver un patrimoine. C’est refuser de voir s’effacer les nuances au profit de la norme.
Car cette volonté croissante de codifier, classer, normaliser les pratiques n’est pas sans conséquence.
À force de vouloir rendre les formes plus spectaculaires, plus « performatives », on finit parfois par calquer les critères de disciplines artistiques, où la note se joue sur le nombre de tours dans les airs ou la netteté d’un geste chorégraphié.
Mais peut-on vraiment juger la profondeur d’un art martial comme on juge une prestation de patinage artistique ?
L’efficacité martiale, la présence, l’intention, la compréhension interne — tout cela ne se mesure ni en degrés de rotation, ni en amplitude de saut.
Derrière cette évolution, une question cruciale se pose :
En rendant les formes plus visibles, plus « lisibles », plus adaptées à la scène… ne risque-t-on pas de les déconnecter de leur essence ?
Préserver une voie vivante
Le Kung-fu (功夫 gōngfu) n’est pas un décor.
C’est du temps, de l’effort, de la conscience.
Un jour, peut-être, nous cesserons de demander : « À quel style appartient ce mouvement ? », « Est-ce traditionnel… ou moderne ? ».
Et nous commencerons à poser les vraies questions : « Que cherche-t-on à éveiller dans ce travail ? », « Que forge-t-on en nous à travers la répétition, la rigueur, la confrontation ? », « Que transmet ce geste, au-delà de sa forme ? »
Car les arts martiaux ne sont pas là pour rassurer, mais pour transformer.
Ils ne sont pas faits pour figer, mais pour affûter. Et leur diversité n’est pas un problème à résoudre, mais une richesse à préserver.
Chaque école, chaque lignée, chaque style possède son système, ses logiques, ses stratégies.
Mais tous servent une même voie : celle de la justesse, du discernement, de la maîtrise — pas seulement du corps, mais aussi du cœur et de l’esprit.
Faut-il vraiment choisir entre l’ancien et le moderne, entre l’interne et l’externe, entre le combat et l’énergie Ou faut-il plutôt s’assurer que la pratique garde sa profondeur, son tranchant, sa cohérence ?
Car un style n’est rien s’il n’éduque pas.
Une école n’est rien si elle n’élève pas.
Alors peut-être qu’au lieu de débattre sans fin de la légitimité des apparences, il serait temps de revenir à l’essentiel : Cette pratique m’arme-t-elle pour la vie ? Renforce-t-elle ma droiture, mon esprit, ma capacité d’action ? M’enseigne-t-elle à me tenir debout — et à protéger ce qui mérite de l’être ?
Voilà, peut-être, la seule fidélité qui vaille.